Le bien commun est-il l’affaire de tous ?
Avec les contributeurs du Séminaire-exploratoire « Espaces communs & bien commun »
Rédactrice
Sophie Rouay-Lambert, Urbaniste-Sociologue, Chercheure référente
Le 30 mars 2021 en distantiel.
Autour des expressions « commun », « espaces communs » & « bien commun », se croisent les représentations et les usages de designer, sociologue, philosophe, praticien, géographe, informaticien, politique, juriste, urbaniste, etc. Situé entre intelligence collective et sérendipité, le séminaire-exploratoire est un espace-temps de travail co-élaboratif, de partage d’expériences et de projections. S’y croisent la diversité des sens et des pratiques de « commun » et la richesse des possibles déclinaisons qu’offre la réflexion sur les « espaces communs ».
Martin Locret-Collet.
Martin se définit à travers un héritage. Fils d’un architecte iconoclaste animé par les questions de l’accessibilité, de l’accueil de l’autre, et de la rencontre, Martin s’est engagé sur une autre voie lui permettant de « tout faire » : la géographie et l’urbanisme. Il a eu envie de creuser cette richesse entre la sociologie, l’esthétique, le design, l’espace, et aller plus loin en devenant chercheur. Comprendre ce qui fait que l’on est, et qu’on habite avec les autres, dans un environnement, l’a conduit à réaliser une thèse sur les communs environnementaux à l’université de Birmingam. Formé également aux Lettres, les questions de la narration et de la transmission lui sont chères : mettre en récit, raconter les histoires autrement pour faire changer voire transformer les choses ont motivé son virage. Cherchant à trouver les moyens de faire et d’aider les autres, il a ainsi trouvé, en dehors du cadre trop restreint de l’université, une manière de pratiquer et de lier les choses importantes, en intégrant des missions en recherche et développement à Plateau urbain. Devenu urbaniste et designer, il travaille aujourd’hui pour Dark Matter Lab et accompagne des associations comme Caracol sur les manières de faire et d’être dans l’accueil de l’autre et la gouvernance coopérative. Martin a été ainsi repéré et recruté par Anne en tant que chercheur et co-animateur de la Chaire.
« Espaces communs » et « bien commun » sont deux objets bien distincts qui se déclinent dans des dimensions très différentes.
L’espace commun peut être subi comme choisi. L’espace commun est un lieu qui fait société. Un lieu où se rencontrent et parfois s’entrechoquent des histoires, des points de vue et des modes d’organisation différents. Cela débouche sur des responsabilités partagées. Dans ces lieux, on partage de fait quelque chose dont on use, soit collectivement, soit par la somme des individualités qui l’occupent.
Dans le bien commun, on s’élève sur des grands principes de l’ordre de l’immatériel, insécable, dont on ne peut s’approprier un petit bout. Le bien commun est ce qui nous concerne tous et nous touche tous.
Ce qui permet de glisser de l’un à l’autre, c’est justement la plasticité de leur interconnexion, en vue d’articuler la personne au groupe puis le groupe au social et le social au commun. C’est là que la question de l’échelle devient prépondérante. À quelles échelles d’étude et d’intervention les biens communs et les espaces communs, ainsi que leurs modalités de gestion, ont-elles un sens ? À quelles échelles et dans quelle gouvernance les ressources sanctuarisées et administrées nécessaires non seulement à la survie mais à la vie dans sa plénitude doivent-elles être envisagées ? À quelles échelles les modalités partagées et négociées du vivre peuvent-elles croiser l’Habiter (se loger, travailler, rencontrer, etc.) ?
Déterminer ce qui fait ou ne fait pas commun impose également la mise en place de frontières. S’en suit un processus de mise en commun et d’instauration des règles qui les régissent. Là encore l’échelle considérée et la taille du groupe humain impliqué feront bouger les limites.
Pierre-Inder Kavéri.
Ingénieur des arts et métiers et formé à l’Institut d’urbanisme de Lyon en Master d’urbanisme, Pierre-Inder travaille depuis 2 ans chez Réciprocité, une société SAS d’ingénierie socio-territoriale (labellisée ESUS en économie sociale et solidaire depuis 2 ans). Réciprocité œuvre depuis 10 ans à accompagner les acteurs de la ville, de l’habitat et de la construction (collectivités, promoteurs immobiliers, aménageurs) dans le montage, la mise en place, le développement et l’accompagnement de « lieux de vie ». Donc des communs, souvent urbains, maintenant périurbains voire ruraux : des résidences intergénérationnelles, des « maisons des projets » au sein des résidences intergénérationnelles, qui sont leurs espaces « tiers-lieux ». Réciprocité accompagne aussi de l’habitat solidaire, via le dispositif « nos chers voisins », uniquement dans l’habitat social. La société développe un nouveau produit-concept de « conciergerie participative », un tiers-lieu plus serviciel. Pierre-Inder est responsable de la conciergerie participative sur la commune d’Asnière sur Seine, donc en milieu dense urbain.
Bien commun et espace commun ne peuvent se concevoir conjointement. Un espace commun peut se définir de trois manières différentes, chacune se déclinant sur des modalités opérationnelles distinctes.
C’est un lieu du vivre-ensemble pour tous ceux qui l’utilisent, impliquant l’intergénérationnel et la mixité sociale. À travers sa gestion se pose la question de l’usager versus l’habitant. Comment les définit-on ? Comment passe-t-on de l’un à l’autre ?
Un lieu du faire-ensemble où il est question de la production matérielle ou immatérielle d’une chose ou d’une connaissance et de leur partage. On ressort d’un espace commun avec quelque chose en plus.
Un espace commun est forcément un espace animé, avec des personnes formées à ces activités d’animation, d’occupation commune, de solidarité et d’accueil. L’animation de ce type de lieu est un métier à part entière et dont la formation reste à penser.
Pour toutes ces acceptions, l’espace commun est un lieu dont l’aménagement et la décoration sont d’une importance capitale.
Mais les espaces communs ne demeurent que des infimes parties du bien commun.
Le bien commun est hors sol, en libre accès. On n’a pas la nécessité d’en formuler la demande pour en profiter. Si l’on prend l’exemple d’un espace, cela signifie que je peux y entrer ou y aller, peu importe qui je suis, ou bien l’heure qu’il est. Pas besoin de toquer. C’est un espace indivisible. C’est comme l’air. Le bien commun, tel un espace de partage des passions et des savoirs, inclut les espaces communs. Et il en faut le plus possible, des espaces communs, car c’est là où chacun peut exprimer ce qu’il a au fond de lui.
Élisa Desqué.
Élisa, urbaniste de formation, s’intéresse aux espaces urbains et est animée par une question du philosophe Bernard Stiegler : « Comment faire pour reconquérir nos savoir-faire, savoir-vivre et savoir-être ? » Elle cherche ses réponses dans le design d’espace, en travaillant sur l’exploitation des espaces inexploités de la ville pour sensibiliser les populations urbaines sur leur alimentation demain. Élisa a fait de la sociologie pour compléter ses connaissances et notamment les méthodologies d’enquête en sociologie urbaine en développement social, et a terminé avec une formation professionnelle en aménagement du territoire pour accéder aux aspects politiques et techniques des montages de projets urbains. Elle travaille depuis deux ans chez Caracole, et là, avec l’habitat temporaire et solidaire, elle touche du doigt un premier élément de réponse à cette question de reconquête des savoir-faire. Caracol est une association qui mobilise le parc vacant pour créer de l’habitat temporaire, en colocation, entre des personnes locales et des personnes réfugiées. Ces habitats prennent plusieurs formes : des colocation très classique sur des pavillonnaires ou des appartements ; Caracol a aussi testé des colocations à l’échelle de l’immeuble avec des logements individuels et la sanctuarisation d’espaces communs aux pieds d’immeubles, de l’habitat dans des projets d’occupation mixte, etc. Élisa apporte ici une expertise opérationnelle d’habitat partagé et de gestion des espaces communs, de manière multiculturelle.
Associer bien commun et espace commun pose un biais de départ. À la place même de « bien commun » je préfère « communs », la notion de « bien » renvoyant souvent à une logique capitaliste. Un bien matériel se réduit au définissable et au palpable, là où commun ouvre à une interprétation de toutes ses dimensions.
Un commun est une ressource qui est partageable par une communauté qui en a l’usage et qui s’organise pour en définir ses règles d’usage, de consommation et de préservation. Un commun peut être un périmètre, un bien, une ressource intellectuelle, un événement, là où un espace commun, car trop entaché de son sens commun, laisse peu de place à toute la force des communs : son mode de gouvernance et la manière dont les personnes s’organisent pour gérer la ressource. Par exemple, un arbre devient commun à partir du moment où la communauté s’organise pour en définir ses droits d’usage et sa préservation. Si personne ne n’en occupe, ni ne décide de le préserver, c’est juste un arbre.
Un « espace commun » c’est tout autre chose. Il manque un verbe dans l’expression. C’est faire espace. C’est moins une ressource, que les modalités de faire ensemble pour que cette ressource devienne commun. C’est cette plasticité là qui est importante : comment ces personnes et cette communauté, autour d’un bien, s’organise-t-elle pour le gérer ? Par exemple dans les projets chez Caracol, on peut créer un espace commun, mais s’il n’y a pas de cadre pour définir sa gouvernance et son autogestion, cela ne va rester qu’un espace d’usage commun, mais pas de gestion commune.
Laure Ancel.
Après des études d’Arts appliqués Laure a travaillé pendant 10 ans dans les accessoires de téléphonie mobile, puis elle a rejoint le design d’innovation social à Strate pour s’occuper de Design Act, un cursus un peu ovni, basé dans une structure de design chez Saguez & Partners à Saint Ouen, amenées à développer des projets d’innovation sociale pour le territoire de Saint-Ouen. Laure développe aujourd’hui un jeu de rôle appelé Rési-city pour imaginer la ville idéale, se projeter, en vue d’emmener les joueurs vers une prise de conscience et d’un passage à l’action.
L’expression « bien commun » est quelque que chose de l’ordre du plus grand. Le commun est quelque chose que l’on partage ensemble et dont on a une responsabilité collective. Se pose la question de qui possède l’usage ou l’utilisation du lieu ou du bien. Cela implique une communauté d’usage. À qui appartient l’espace, qui le gère et qui décide de ce que l’on en fait ? Quand on s’intéresse à un arbre, on se demande à qui il appartient, car il est situé sur un terrain et un terrain appartient toujours à quelqu’un. À la campagne par exemple, une parcelle appartient toujours à des familles qui n’en font pas forcément quelque chose. Ce sont des lieux auxquels ils ne s’intéressent pas vraiment mais quand il est question d’y faire quelque chose, les familles commencent à réfléchir parce que ça leur appartient.
Il y a donc ici une question centrale : à qui appartient le bien ? Et s’il appartient à un groupe, comment s’organise-t-il ? Mais il semble rare que des biens ou des lieux soient des copropriétés.
Jonathan Denuit.
Jonathan a commencé ses premières études en paysagisme à Dax puis en architecture d’intérieure Designer et élu local de l’opposition à Chaville, Jonathan est également responsable du DAP, une nouvelle formation de design Action publique à Strate école de design. C’est une formation de 6 mois qui va permettre à des designers et des non designers de monter en compétences sur le design social et plus particulièrement sur le fonctionnement des collectivités.
Les espaces communs sont des lieux de débat. Ce sont des lieux où l’on va échanger des opinions privées, des choses que l’on va construire à partir de sa conviction privée et que l’on va pouvoir partager avec d’autres personnes, qui elles aussi ont des opinions privées. C’est ce qui va construire, peut-être, ce que l’on appelle l’opinion publique. Ce qui permet à chacun d’évoluer, de se remettre en question, s’enrichir, et changer sa vision et sa réflexion individuelle. Et parce qu’on expérimente le confinement, on est empêchés dans cette élévation citoyenne.
Dans l’espace commun réside le paradoxe de la possession : l’espace commun appartient à tout le monde, ou du moins à tous ceux qui appartiennent à cette communauté-là. En même temps, il n’appartient à personne. Dans les projets en design ou en architecture, on retrouve souvent cette problématique liée au respect du matériel et de l’espace. Comment faire comprendre aux habitantes et aux habitants le respect de la règle ? Comprendre la possibilité d’utiliser un espace qui ne t’appartient pas, qu’un autre utilisera et par conséquent qu’il faut le respecter. Les espaces communs sont régis par des règles et des lois qui permettent justement de pérenniser le lieu.
Le commun, au contraire, n’est pas régi par des règles écrites ou pensées. Reprenons l’exemple de l’air : il n’y a pas de règle précise pour dire comment l’on doit respirer ou comment on doit utiliser l’air. Tout comme l’atmosphère, ou la culture. Il n’y a pas de règle pour définir leur usage. C’est peut-être là que réside la différence avec les espaces communs, qui sont des espaces concrets, autant physiques, symboliques que numériques aujourd’hui.
Il importe, par ailleurs, de souligner la responsabilité dans l’espace commun, qui est a priori un collectif. Dans un collectif, on perd la notion de responsabilité individuelle que l’on déplace vers le collectif, ce qui peut entraîner des attitudes ou des comportements différents de ceux que l’on adopte dans des contextes plus personnels ou privés.
Enfin un espace commun a la vertu fondamentale de faire lien, lien social entre des individus inconnus, ou avec des individus que l’on connaît, avec des personnes qui proviennent d’horizons différents.
Anne Bugugnani.
Anne a commencé par un master en écologie des média à New York University qui offrait une approche systémique et interrogeait les multiples facettes d’un enjeu, avant d’entreprendre des études de design, en section espace, au centre universitaire de design de Barcelone. Son travail régulier avec des architectes confirme son regard décloisonné et la mise en dialogue des disciplines. Particulièrement sensible à la dimension pédagogique de la transmission, elle lance plusieurs programmes de formation en Design dans différentes institutions et pays, avec comme intuition et moteur la volonté de refaire lien entre design, pédagogie et société. Elle crée la filière design d’espace(s) à Strate en 2016, avec pour ambition de décloisonner les métiers de l’espace.
Dans « espace commun » il y a « commun ». C’est une manière de faire l’éloge du banal, de l’anodin et du modeste, de tout ce qui est sous valorisé dans une culture où l’espace doit être regardé, communiqué ou posté. L’anodin et le modeste, se sont aussi nos habitudes et nos parcours quotidiens. Tout comme ces vieux Jean ou ces T-shirt élimés que l’on enfile toujours avec plaisir parce que c’est le confort, parce qu’ils ne sont pas sur-conçus, sur-décorés, sur-aménagés. Il y a donc une forme d’accueil, par le design. C’est-à-dire que tout le monde peut s’y sentir bien. Le commun, c’est le réconfort de l’habitude.
Mais dans le projet, sur les espaces communs, pour le designer et pour le concepteur, qui détermine le modèle ? Qui détermine la forme de l’accueil ? C’est une question qui doit nous interpeller. Tous ces projets de design sont tous de très bon goût et très documentés. Mais là on parle d’autre chose : se sentir bien, chez soi, partout.
Dans « commun » il y a également l’aspiration humaine à faire communauté. On voit la résurrection de la commune, de la communauté politique : « ensemble on est plus fort ! » c’est un vrai levier d’action. C’est très anthropologique cette idée d’appartenir à la grande chaîne humaine, croire en l’humanité, d’autant qu’on en est un peu privé avec les confinements.
Dans ces expressions un peu fourre-tout comme les espaces communs, il y a aussi de l’épaisseur et du paradoxe car si on aspire à du commun on peut aussi être soumis à de la manipulation. C’est une des raisons qui motive ce séminaire : décortiquer ces mots très médiatisés.
Une autre dimension encore : l’espace mental commun. Ce pacte invisible, validé par tous, qui engage des comportements de responsabilité et de respect envers ses membres mais aussi envers les biens ; qui engage à mutualiser ses ressources, ses compétences ; le soin que l’on apporte à ce que l’on met en commun. L’espace commun n’est donc pas qu’un bien matériel, c’est aussi un espace immatériel. C’est une adhésion commune. Et en cela il est politique. Ce n’est pas un espace dont chacun profite à sa guise. C’est l’acceptation d’un certain nombre de principes de compensation, d’externalités positives, qui mettent en équation l’effort que l’on produit à respecter et à soigner, avec la satisfaction que l’on ressent à participer et à faire partie de quelque chose qui génère une énergie qui nous dépasse en une énergie collective. Une énergie qui grandit et prospère, qui sait évoluer, quelque chose qui sait se soigner quand il a besoin, se réparer, qui est vivant.
Le bien commun est une association contradictoire d’envie, d’aspiration et de propriété. Il est question d’espace et de bien, de bien fondé, et d’échelle. Quelle graduation entre l’espace privé – l’espace privé peut-il devenir un bien commun ? – que ce soit nos domiciles ou les espaces vacants dans le tertiaire. L’espace privé doit-il devenir commun ? Quelle graduation entre l’espace privé intime, espace commun, espace partagé, mutualisé et l’espace public ? On assiste aujourd’hui à l’étalement d’une palette de nouveaux espaces qualifiés. Quelle est la partie « commun » ou que l’on peut rendre commun ou partageable dans chacun d’entre eux ? Il n’y a pas que la décision de rendre commun un espace par les professionnels mais on peut aussi s’inspirer de pratiques plus dissimulées et plus anodines des habitants.
Qu’est-ce que le bien ? Le bien est un terme qui effraie, socialement parlant. Le bien de qui ? Combien vaut le bien ? Comment définir ce qui est bien pour tous et ou pour certains, et surtout qui en décide ? Qu’est-ce qu’on met en commun ? Le bien commun a-t-il un coût ? À la charge de qui est-il ? Qui paie pour le bien commun ? Et enfin qui gouverne le bien commun ? Les bonnes intentions ne suffisent pas.
Un Designer proposait que soit écrite une charte des communs suite à l’échec absolu des premières bicyclettes partagées d’une start-up Hong-Kongaise : un échec d’ordre comportemental lié au fait de laisser traîner ces bicyclettes n’importe où par terre, plutôt que de les ranger après utilisation, sous prétexte de gratuité. Faut-il donc organiser ces économies de partage et ces biens dits communs ? La question de la gouvernance et plus spécifiquement de la gouvernance spatiale se pose. Une autre question soulevée est celle du beau. Ces bicyclettes étaient particulièrement bien réussies et de loin les plus belles produites. N’étaient-elle pas trop belles, trop désirables ? Au point de mettre, de façon éhontée, des enjeux de tension sociale sur la place publique (un nombre considérable s’étant retrouvées dans la Seine) ? Cette expérience a été un désastre d’usage, de comportement et un échec absolu de ce qu’est un bien, non pas commun, mais partagé].
Une fois accordés sur ce que recouvre le commun, la question centrale reste donc celle du “comment”.
Paul Rony.
Paul est directeur de Kosmik, une société de création de logiciels qui travaille à l’élaboration d’un système intégré, tout en un, afin de permettre aux créatifs, aux universitaires, aux professions intellectuelles de pouvoir créer des documents, les partager, de manière libre et épuré. Il a également fait des études de philosophie et travaille sur des questions de plasticité numérique : comment créer des interfaces spatiales, vivantes et organiques. Il s’intéresse à l’histoire des technologies.
Le bien commun est une notion philosophique à manier avec précaution. Le terme de bien, quant à lui, lorsqu’il est rapporté à la notion de propriété, ne doit pas être abandonné aux courants ou à l’idéologie capitalistes, sous peine de ne plus pouvoir jouer avec ou le penser. C’est un risque plus gênant que le double sens qu’il peut effectivement avoir.
Le lieu commun est à différencier entre le lieu commun public (la gare, l’aéroport, le refuge, etc.) et le lieu commun privé qui peut être quelque chose d’encore plus puissant. Ce qui les rejoint tous quelque soit leur taille ou leur fonction c’est qu’ils peuvent faire communauté. Ce sont des lieux où l’inconscient collectif humain existe. Et la plus belle notion du commun et du lieu commun est celle développée par Jules Romain. Cet écrivain du début du XXème siècle a créé un mouvement littéraire appelé l’unanimisme, expression de l’âme collective d’un groupe social ou « l’intuition d’un être vaste et élémentaire, dont la rue, les voitures et les passants formaient le corps et dont le rythme emportait ou recouvrait les rythmes des consciences individuelles » (Les Sentiments unanimes et la poésie, manifeste de l’unanimisme paru dans Le Penseur en 1905). Il y est question de la découverte de la ville en mouvement, annonciateur du futurisme, de « l’« âme collective » représentée par la ville, entité organique. Les individus qui la forment accèdent à la « divinité » grâce à leur conscience enthousiaste de collectivité, de solidarité ou de fraternité ». La société moderne industrielle aurait ainsi réussi à créer un inconscient collectif parce qu’elle a rapproché les hommes aussi bien de manière temporelle que géographique, en les plaçant dans les villes, dans les usines, dans les trains, etc. Tous ces vecteurs, vus comme des vecteurs du progrès, tous ces lieux communs étaient vus comme des lieux ou la communauté pouvait se faire, à 2, à 4, 8, 10, 1000.
De ce fait, la notion la plus complexe aujourd’hui autour des lieux qu’on partage est celle justement des lieux où l’on peut être nous, qu’ils soient virtuels ou non. L’être-nous est une notion philosophique déployée entre autres par Jules Romain, la Zusammernerlebt, en allemand, par opposition à la notion bien plus individualiste d’Heidegger le Dasein, l’être-là. L’intérêt aujourd’hui, mis plus encore en lumière avec les confinements est la (re)découverte de lieux qui n’étaient pas forcément envisagés comme habitables à plusieurs, mais dont on a fait des espaces de communauté.
Dans un monde où les lieux communs sont plutôt compris comme lieux publics, comme des lieux adverses à la population parce que très surveillés, une grande partie du travail va consister à essayer de définir des lieux communs un peu sûrs, mais qui se situent dans les domaines privés. Ce qui est sans doute le plus surprenant aujourd’hui est le fait que le lieu commun le plus habitable et le plus important n’est pas forcément public. Ce qui n’est pas sans poser problème.
Sophie Rouay-Lambert.
Urbaniste et sociologue, Sophie est enseignante chercheure et directrice de formation en sociologie à l’Institut Catholique de Paris. Elle a focalisé ses premiers travaux de recherche sur le non-logement, puis sur les modes de survie au quotidien des personnes vivant à la rue et des possibilités d’insertion par le logement. Issue d’une première formation en architecture d’intérieur, puis formée en urbanisme, ce qui l’anime est le rapport à l’espace et les manières de faire lien dans ses différentes échelles. Sophie a été repérée par Anne pour ce trait d’union entre urbanisme et sociologie, en vue de sensibiliser les étudiants de la filière espace(s) aux dimensions sociales et politiques que leurs pratique et vision du design apportent au monde.
La dissociation ou plutôt le fossé entre bien commun et espace ou lieux commun est important à creuser et à construire. Le bien commun serait quelque chose qui nous dépasse totalement (cf : Hyperobjets. Philosophie et écologie après la fin du monde, Timothy Morton, cité du design, 2018) mais on n’en est pas moins responsable personnellement pour autant. Mais à quel degré, à quelle échelle, quand et comment ? Penser le commun nous engage donc aujourd’hui dans une situation d’obligation sans réciprocité [Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Hans Jonas, Cerf,1979. Et pour une réactualisation de la question des droits de l’humanité, voir https://la-philosophie.com/principe-responsabilite-jonas]. Penser le bien commun est paradoxal, abstrait et compliqué. Prenons un exemple : j’aime les sushis mais je suis contre la pêche intensive et le massacre des animaux… c’est une tension et une contradiction constitutive de notre vie face aux multiples choix dans presque tous les actes de la vie quotidienne : prendre un bain vis-à-vis de l’eau, manger des fraises en hiver vis-à-vis de leur coût carbone, prendre sa voiture vis-à-vis de la pollution atmosphérique, échanger avec ses proches sur les réseaux vis-à-vis de la pollution numérique, etc.
Pour les espaces communs, les questions d’échelle et de public/privé sont très importantes. Le commun se vit à toutes échelles, réelle et virtuelle. Dans le privé familial on a des communs. Plus encore avec les confinements où l’on est obligé de faire des compromis, des concessions, mais aussi de créer des nouvelles choses, qui peuvent être positives et conviviales. Dans ce privé, en confinement, on y accueille virtuellement des collègues de travail et des inconnus. Le commun se vit aux échelles familiales (avec une idée très extensible de la famille) et amicales (vacances partagées, compromis, etc.) ; avec les collègues de travail (que l’on subit plus souvent que l’on choisit) selon des règles et des process institutionnels communs mais non partagés car non sollicités en amont de leur élaboration ; à l’échelle de l’immeuble dans ses parties communes, mais aussi dans le son du voisinage qui nous parvient, parfois intrusif ; à l’échelle du quartier, des rue où l’on déambule, et des commerces de proximité ; des transports, de la ville en partageant avec des inconnus venus de partout une image symbolique de Paris : tourisme de masse ou de « qualité »… Et c’est là, dans toutes ces échelles du commun que se jouent nos différentes facettes de personnalité et nos différents rôles sociaux : comment je vais m’ajuster, à chaque moment, à chaque espace, dans chaque sas, quelle mise en scène, quand je passe d’un commun à un autre ?
On pense également aux communs subits, qui touchent aux modes de vie marginaux, aux milieux de rue, où tout ce qui reste comme interstices non encore utilisés de manière légale et légitime. Ces reliquats d’espaces et de moments, qui peuvent être mobilisés par ceux qui n’ont pas, ou plus, leur place dans les intérieurs et les lieux légitimes, sont des communs intéressants à explorer. Ils ne sont pas sans rappeler ces anciens communs où il était permis de glander : Avant les mouvements d’enclosure, des communs étaient entre autres définis par ces espaces et ces terres laissées libres de droit de passage aux serfs et aux étrangers où il leur était permis de ramasser, de glaner les restes (waste) de la nature, leur offrant un complément de nourriture (glands, baies) et de ressource (bois) dans une économie de survie. Ce sont des communs dans lesquels des personnes sont obligées de vivre avec des personnes pas forcément indésirées ou indésirables, mais dont la situation est de fait indésirée. C’est donc sous de fortes contraintes multiples, que des personnes vivent des communs non choisis et dans lesquels se développent des formes différentes de liens, de relations d’échange, de formation politique. Ce sont des micros lieux stimulants pour la réflexion, imaginatifs et innovants. Sans tomber dans l’angélisme, dans ces communs sous contraintes, se produisent parfois de jolies choses qu’il importe de repérer et dans lesquelles, peut-être, puiser.
Le commun est, a priori, quelque chose que l’on partage mais pas tout le temps. Peut-on s’approprier du commun ? Dans les espace communs, le repli est indispensable : comment, dans ce commun que je partage, je peux quand même avoir des moments et des espaces où me replier sur moi et me mettre à distance des autres. C’est l’idée de la frontière, du maintien de son Soi dans le commun. La notion d’envie est cruciale. Les communs doivent donner envie d’aller vers l’autre, envie de partager, sinon ils ne sont que de contrainte. Comment susciter cette envie ? L’envie rejoint l’idée du choix : les communs peuvent-ils être également choisis et non uniquement subis ? Le choix rejoint à nouveau l’idée de la responsabilité et celle de l’engagement. Beaucoup de tensions et de contradictions donc, dans les tentatives de dessiner les contours de commun et d’espace commun.