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Où en est-on du droit des Communs ? 

Échanges avec Olivier Jaspart.

Rédacteurs

Sophie Rouay-Lambert, Urbaniste-Sociologue, Chercheure référente 

Mars 2022

Olivier Jaspart est fonctionnaire territorial dans une commune en Seine-Saint-Denis.Il développe depuis sept ans la théorie du droit administratif des biens communs. Il y explore les dispositifs juridiques qui existent en France permettant à certaines administrations de gérer des biens communs directement sous la forme de “Communs Administratifs”, ou en relations avec les citoyens et la société civile dans le cadre de “Partenariats Public-Communs”.

C’est dans ce cadre que nous l’avons interrogé.

 Où en est le droit des Communs aujourd’hui ?

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Olivier JASPART : “Comment les partenariats public-commun vont réinterroger le droit public”, Acteurs Publics, 17 mars 2022.

Le droit des Communs est un droit éparpillé, résiduel et noyé au sein de l’ensemble des disciplines juridiques. Il s’étend aussi bien dans le droit civil que dans le droit administratif. Cependant, les chercheurs en droit, universitaires ou professionnels, tentent de définir un cadre homogène aux régimes juridiques de Communs existant. C’est ainsi qu’est paru le dictionnaire des biens communs 1 en 2017, dont la seconde édition paraît cette année, sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld. La doctrine juridique explore ainsi tous les aspects de cette notion et produit un grand nombre d’ouvrages et de travaux théoriques et pratiques sur la mise en place de Communs en France. A ce sujet, il convient de souligner la parution du rapport, à la demande du Ministère de la Justice, sur “l’échelle de la Communalité”1, rédigé par une quinzaine d’enseignants-chercheurs en droit, résumant aussi bien l’état actuel des régimes juridiques des Communs (numériques, environnementaux et urbains), mais également des pistes de réflexions prospectives sur l’évolution de ces régimes.

En outre, ces initiatives doctrinales sont complétées au Parlement par des propositions de loi, au cours de la dernière législature, de députés ou de sénateurs tendant à reconnaître un cadre normatif protecteur aux biens communs, et en particulier, aux Communs environnementaux. Par ailleurs, sans véritablement les considérer comme des Communs, le Législateur a néanmoins pris une série de lois tendant à mettre en place des institutions en charge de la préservation de certains biens communs. En réalité, le Législateur change la caractérisation de certains biens, considérés auparavant comme des déchets ou des biens publics, pour en faire des biens communs. Ainsi, le déchet 1 issu de produits de consommation se transforme de bien abandonné en bien commun, au sens où il est récolté par un Eco-organisme qui définit les règles de son recyclage et de sa réintégration dans le processus productif. Également, la mise en ligne des informations publiques2, dans le cadre du mouvement de l’Open data, participe à considérer l’acte administratif non plus comme un bien public, mais comme un bien commun, sous la forme particulière d’un commun numérique, permettant sa réutilisation par tous. Dès lors, l’acte administratif n’est plus statique, mais partagé par une Communauté d’usage qui a la charge, au-delà de la seule administration émettrice, de sa préservation. Cependant, bien que le débat sur les biens communs soit connu et débattu dans les assemblées parlementaires et au sein des différentes administrations publiques, comme, notamment, l’Agence nationale de cohésion des territoires 2, ou encore la Direction du Numérique (DiNum), l’ADEME 4, l’IGN 5 ou enfin au sein des Collectivités territoriales, il n’existe pas encore de cadre juridique commun aux Communs, ni de véritable doctrine ou de politique publique des administrations à préserver des biens communs, considérés et promus comme tels.

Enfin, il ne faut pas oublier la Société civile qui œuvre plus rapidement et plus efficacement à l’élaboration de Communs, à droit constant, en tentant de repenser les cadres juridiques existant, en s’approchant le plus possible d’une gestion en commun d’une propriété ou d’une chose. C’est ainsi que nous pouvons citer l’ensemble du mouvement de promotion des Communs urbains, dont le Réseau Français des Fablabs 1, complété récemment par France Tiers-Lieux 1, déploie une volonté de créer une fédération de “Communs de production” distribuée. Également, les Communs urbains sont travaillés par la mise en oeuvre d’occupations dites  “transitoires”, mais en réalité plurielles, à l’image des initiatives de Yes We Camp 1 ou de Commune mesure 1, qui tentent de réinterpréter notre rapport à l’occupation de l’espace urbain. Enfin, et non des moindres, la Coordination nationale des lieux intermédiaires et indépendants 1  tente, quant à elle, de  mêler les enjeux d’occupation de l’espace avec ceux de la culture et des innovations  artistiques et sociales en milieu urbain. En outre, toute la communauté du Libre et des Communs oeuvre sans cesse pour la promotion et le partage de logiciels libres et open source tout en défendant une certaine vision du partage des connaissances produites.

Dernièrement, la défense des droits de la nature par de nombreuses associations et collectifs, défendant les Communs environnementaux ; comme Notre Affaire A Tous 1, le Collectif pour le Triangle de Gonesse1, ou encore le collectifs de reconnaissance des droits du fleuve Tavignanu 2 ;  n’est pas en reste s’agissant du déploiement d’un corpus normatif protégeant ces Communs. 

A chaque étape, des travaux sont publiés tant par des acteurs de terrains que des juristes pour adapter, à droit constant, ou à droit revendicatif, la défense des intérêts d’une Communauté d’usage et ses droits d’usage sur un bien commun. Parmi ces travaux, nous pouvons citer ceux du Parlement de Loire 1 et de Camille De Toledo 1, ceux des Juristes Embarqués 1 ou encore ceux du PUCA 1.

L’ensemble de ces initiatives se mêlent et s’entremêlent pour développer un droit des Communs hétérogène, mais répondant à la définition économique des biens communs résumée par le triptyque “Communauté-Ressource-Autonomie”.

Le droit des Communs est-il une troisième voie
entre droit privé et droit public ?

Les promoteurs des Communs les envisagent en effet comme une troisième voie entre le Public (l’Etat et les administrations), et le Privé (l’entreprise capitaliste dans une économie de marché). Or, le régime juridique Français se répartit en deux ordres de juridiction : l’ordre judiciaire, soumis au droit privé et à la Cour de cassation, d’une part ; et l’ordre administratif, d’autre part, soumis au droit éponyme et au Conseil d’Etat. Il n’existe pas de troisième ordre de juridiction permettant à une juridiction suprême, un “Tribunal des Communs”, de juger de manière exclusive des contentieux se rapportant aux Communs. Le droit des Communs se partage alors au sein des deux ordres de juridiction. Tantôt, le Commun répondra à un régime de droit privé ; tantôt, il répondra à un régime de droit public. Il y a donc des Communs (sous-entendu “privé”) et des Communs administratifs (sous-entendu régis par le droit administratif).

Cette répartition entre les ordres de juridiction dépend notamment de deux critères importants. Le premier porte sur la défense des intérêts de la Communauté d’usage. Souvent en effet, le Commun se révèle lorsque les droits d’usage de la Communauté sont menacés de dépossession par un tiers. En Anglais, on parle de “enclosure”. Une telle dépossession du droit d’usage peut être soit à l’initiative d’une personne privée, souvent une entreprise, soit d’une personne publique. Parfois même, dans le cadre d’une collaboration “publique-privée”, permettant à une personne privée d’obtenir le concours d’une administration pour la réalisation d’une telle dépossession des droits d’usage. Aussi, selon le cas, la Communauté d’usage défendra ses droits au contentieux de droit judiciaire ou de droit public, voire même devant les deux ordres de juridiction, attaquant à la fois la personne privée et l’administration. Dans cette hypothèse, la Communauté d’usage choisira le type de juridiction le mieux à même à défendre ses intérêts.

La seconde répartition de ces Communs répond plus volontiers à la nature du régime de droits dérogatoires détenues par la Communauté d’usage. En effet, le Commun peut se définir comme une institution juridique disposant d’un régime de droits dérogatoires, notamment du point de vue du droit de la propriété privée, afin de défendre ses droits d’usage sur un bien considéré comme une ressource. Plus ce régime de droits dérogatoires est important, plus il sera soumis au droit public, compte-tenu notamment du fait de son concours à l’utilité publique. Si l’usage d’une ressource est telle que l’administration ne peut pas l’ignorer, car elle bénéficie à l’avantage de tous, il incombe à celle-ci d’intervenir pour protéger l’égal accès à cette ressource. La théorie du droit administratif des biens communs s’intéresse ainsi à définir les modalités de gestion en droit public de la ressource mise en commun. Toutefois, le droit administratif des biens communs ne saurait résumer à lui seul l’ensemble du droit des Communs, qui, lui, recouvre une variété plus importante de disciplines juridiques, notamment en droit privé. Par exemple, la gestion en commun d’un réseau d’irrigation peut aussi bien être administrée par une administration (une collectivité territoriale), un Commun administratif (une section de commune ou une association syndicale de propriétaires autorisée), tous deux soumis au droit administratif ; mais aussi, cette gestion peut s’effectuer par une société agricole, une association ou encore une société coopérative, sous la forme d’un Commun (de droit privé). L’histoire du droit et la survivance de certaines pratiques et usages justifient parfois l’existence d’une telle pluralité normative.

Où en est la France en ce qui concerne le droit des Communs ?
Peut-on faire une place aux communs au sein de l’action publique ?

La production doctrinale et empirique autour de la mise en commun de certains biens est assez conséquente en France. Elle regroupe aussi bien les champs universitaires, scientifiques, culturels et sociaux (mouvements sociaux). En particulier, les réflexions se focalisent davantage autour de trois grandes catégories de Communs. Les Communs dits “Environnementaux”, “Informationnels et Culturels” et “Urbains”. Bien que, par principe, le Commun est un global et tend à recouvrir différents secteurs de l’activité sociale, ces trois catégories de Communs tendent à s’imposer dans l’imaginaire collectif des contributeurs aux Communs, des chercheurs et politiques. En regardant les différentes propositions de loi ou documents de doctrine juridique tendant à s’approcher ou défendre les Communs, on sous-entend cette distinction.

Durant la dernière législature, trois propositions de loi, émanant de l’Opposition de Gauche, ont été présentées devant le Parlement. Toutes ont été rejetées, mais elles ont révélé la volonté de définir un cadre de protection de certains droits d’usage notamment contre le droit économique, en particulier le droit de la concurrence et le droit de propriété intellectuelle et absolutiste du propriétaire. La loi “économie circulaire” 1 et le rapport Bothorel  2 permettent d’entrevoir des avancées significatives dans les communs numériques avec la notion de “données d’intérêt général” 1, produites tant par des acteurs publics que privés. Mais pour l’heure, le droit positif des Communs n’évolue pas par la promulgation d’une nouvelle loi. Au contraire, les acteurs de terrain privilégient soit le contentieux, soit une nouvelle interprétation du droit positif, pour promouvoir les Communs.

S’agissant des Communs (de droit privé) plusieurs initiatives sont à l’œuvre et s’inspirent notamment de systèmes ou de solutions étrangères. Les juristes embarqués ou le PUCA en ont exploré une partie et ont tenté de décrire notamment les options juridiques choisies. En outre, la mise en place du Diplôme universitaire “Gestion d’Espaces Communs”, à l’initiative de Yes We Camp et de l’université Gustave Eiffel  1, contribue à asseoir une base pratique à l’économie d’un Commun urbain. 

S’agissant des relations avec l’action publique, nous constatons qu’il est de plus en plus difficile pour les administrations publiques de pouvoir porter à elles seules la gestion et la préservation de Communs. Si historiquement certaines personnes morales de droit public en avaient la charge, le Législateur a abandonné ; depuis la victoire conceptuelle, au XXème siècle, de la notion de “service public à la française”; l’idée de maintenir un régime pleinement opérationnel et homogène de Communs administratifs. Toutefois, avec le repli de cette même notion du service public et sa codification notamment par les lois de sectorisation de l’économie, d’une part,  et, d’autre part, sous l’inspiration du droit de l’Union européenne et des théories économiques libérales ; de nouvelles formes de relations entre les acteurs privés et publics s’organisent. 

Sous la vaste appellation de “partenariats public-privé”, nous pouvons en réalité dissocier trois blocs de relations entre le public et le privé. Le premier est celui de la commande publique, reposant sur la mise en concurrence et la délégation de certaines missions de service public du public au privé. Le second bloc concerne l’essor de l’économie sociale et solidaire, dans le cadre d’une nouvelle gestion de certains services essentiels, nécessitant une tempérance dans le champ concurrentiel et reposant sur une économie mixte permettant que des mêmes activités soient exercées, selon le cas, par le privé, l’ESS et le public. Enfin, le dernier bloc est celui des partenariats “public-commun”, permettant aux administrations d’œuvrer, de concert avec une Communauté d’usage, à la préservation d’une ressource partagée. Dans ce dernier cas, la mise en concurrence est volontiers superflue dans la mesure où il s’agit, au contraire, de forcer les acteurs à se fédérer en Communauté, pour entreprendre, chacun selon ses moyens, à la préservation d’un bien commun. Bien entendu, ces trois blocs sont perméables les uns aux autres et s’inspirent mutuellement.

A titre d’exemple, nous pourrions citer la mise en commun du domaine public des administrations par différentes formes d’urbanisme transitoire, permettant l’expérimentation d’une mise en commun d’un lieu, d’une friche. En outre, la passation d’un contrat de la commande de formation au déploiement d’un code ouvert peut permettre d’envisager la mise en commun d’un logiciel, plutôt que d’acquérir un logiciel propriétaire. Enfin et surtout, la réinterprétation de la notion de subvention, telle que définie à l’article 9-1 de la loi du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations 1, permet d’entrevoir la contribution en nature de l’administration à la mise en commun d’une œuvre produite par la Communauté d’usage. C’est notamment dans ce cadre que se lancent les “Appels à Communs”. Dans cette perspective, l’administration se transforme notamment en autorité d’entremise d’ouvrage, permettant de fédérer la Communauté, et d’inciter chacun à contribuer à la préservation du bien mis en commun.

La mise en commun semble en effet devenir un des nouveaux outils au service des administrations publiques, leur permettant d’accomplir leurs objectifs de politiques publiques. En outre, par une diffusion à une large échelle de l’obligation contributive à une vaste Communauté d’usage, qui ne saurait se réduire au seul public des usagers d’un service public, plusieurs politiques publiques peuvent ainsi permettre à chacun de mieux se saisir des enjeux de société qui les concernent (Environnement, culture, aménagement urbain, …), mais également d’admettre une place nouvelle du citoyen dans le processus de la décision administrative, non pas comme émetteur d’avis, mais comme véritable partie prenante à la décision publique. Dans une certaine mesure, nous pouvons dire que la mise en commun de l’action publique permet de passer d’une démocratie participative à une démocratie contributive, permettant à chaque citoyen de pouvoir œuvrer, selon sa volonté et sa capacité à la préservation d’un bien commun.