Détour

La coopération au service des communs

Échange avec Pierre-Inder Kavéri.

Rédacteurs

Sophie Rouay-Lambert, Urbaniste-Sociologue, Chercheure référente 

Mars 2022

Pour vivre en symbiose, au-delà des processus d’adaptation, les espèces qui s’en sortent sont celles qui apprennent à coopérer entre elles et à coopérer avec les autres espèces. 

1. Charles Darwin, « L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l’existence dans la nature » (1859 pour la 1e édition anglaise) 1872, chez Reinwald. 

Quand on réfléchit les communs et l’organisation des communs, on ne peut faire abstraction de ce grand théoricien souvent cité mais tout aussi souvent mal compris et mal interprété qu’est Darwin1. On a tort de le lire comme « la survie du plus fort qui sera en capacité de s’adapter au détriment du plus faible ». Son propos sur « l’origine des espèces » souligne au contraire qu’un niveau minimum de coopération, d’entraide et de concertation est nécessaire à la survie et au bonheur des espèces. D’un point de vue éthologique, il y a donc une certaine organisation qui permet la compréhension de l’environnement, qui montre la capacité à interagir et à partager la ressource pour que les espèces puissent vivre ensemble en se nourrissant des forces et des faiblesses de chacune. 

Dans la vie quotidienne, pour avoir une vie plus riche et plus intéressante, si ce à quoi on aspire nécessite la coopération, comment l’envisage-t-on sous l’angle du commun ? A-t-on de fait tous droit au commun ? Est-on obligé, chacun, en retour, de participer au commun dès lors qu’on habite en collectif ? Comment s’imaginent et se gèrent ces espaces sociaux revisités ? 

Différentes projections, échelles et pratiques effectives donnent des pistes de déclinaisons possibles de formes, d’usages et d’organisation des communs. Mais dans l’idéal comme dans la réalité, la question du lien est centrale. C’est le « & » qui permet que les formes de coopération fonctionnent dans les communs. 

Savoir-faire lien : un nouveau métier.

2. Ray Oldenburg : The Great Good Place, 1989. 

3. Dans cette projection idéalisée, on partagerait les recettes, les repas, les discussions, les travaux, les savoirs, les mémoires. On mutualiserait les outils, les matériaux, la garde des enfants. On pratiquerait jardinage, bricolage, artisanat, cuisine, couture… Les écoles seraient installées dans ces tiers lieux, les classes seraient mixtes en termes d’âge. On pourrait rendre visite aux lieux des autres quartiers, proposer des activités ou participer aux activités. Les savoirs et les projets seraient partagés et ce serait les gens, en se déplaçant entre les lieux, qui dissémineraient ces savoirs et ces projets…

4.  https://www.recipro-cite.com/

Pour certains, dans l’idéal, à petite échelle, les communs pourraient être envisagés sous forme de tiers-lieux 2 ou de ressourceries dans chaque quartier. Tels des espaces autogérés, pour faire ensemble et apprendre ensemble, entre voisins 3. On ne négocierait ni la préservation des ressources, ni le respect mutuel. Un « facilitateur » serait le garant de la bonne gestion de l’espace.

Pour d’autres, c’est dans un principe de réalités que s’inscrit et se construit l’expérimentation des communs. Dans un cadre opérationnel de partage d’espaces, Récipro-Cité 4 développe le métier de « gestion-animation ». Ce nouveau métier a pour objectif de faire vivre les nouveaux espaces communs créés et que l’association se donne pour mission de gérer. Il importe en effet de mettre en avant ces métiers du lien, ces métiers qui font vivre les espaces communs, parce que ce sont des activités, en soi, qui demandent beaucoup de temps, d’énergie et de travail. Dans ce cas concret d’étude, les aspects opérationnels et administratifs un peu lourds qui en découlent représentent typiquement la mise en œuvre concrète des questionnements d’ordre philosophique sur les communs.

Ce nouveau métier de gestionnaire-animateur, de fait pluriel, est souvent investi par des personnes issues de carrières sociales et du territoire. Elles sont chargées d’animer les lieux et de faire en sorte que tout le monde ait le droit de participer et de contribuer à l’amélioration de ses lieux de vie et de ses communs. Le gestionnaire-animateur doit faire preuve de pédagogie en allant voir les habitants, en allant toquer aux portes, pour donner de l’information et pour inclure les gens quels qu’ils soient : une personne de tempérament leader ou collectif ou une personne à charge de famille plus isolée prise par ses obligations quotidiennes pensant ne rien avoir à apporter à son entourage ou à son quartier ou à un territoire plus grand. La question n’est donc pas tant de repérer « qui a droit aux communs » mais plutôt « comment faire en sorte que tout le monde ait le droit ». Et c’est là le rôle et la mission du gestionnaire-animateur. En référence à la question des règles d’usage et de pratique et du droit aux communs, Récipro-Cité fait porter l’animation des lieux de vie par des personnes recrutées sur le territoire et formées à aller chercher et à accompagner le plus grand nombre de personnes « utilisateurs » / « bénéficiaires » qui, en définitive, vont faire vivre ces lieux. Il est question de médiation et de mobilisation habitante. Ce sont les bénéficiaires qui font vivre ces lieux. Mais de quels lieux et échelles de lieux parle-t-on ? 

À partir de quelle échelle la question du montage opérationnel
devient-elle centrale ? 

À partir d’une certaine échelle, la ressource est peut être trop abondante ou trop compliquée à gérer pour que cela fonctionne durablement correctement. Au début Récipro-Cité travaillait à l’échelle de la résidence, puis à celle du quartier voire, aujourd’hui, de gigantesques quartiers. Par exemple, l’association développe un projet d’accompagnement dans un nouvel éco-quartier de Seine-Ouest, à Asnières-sur-Seine avec tout ce que cela suppose comme labélisation et qualification. Ce quartier regroupera 2000 familles qui s’installeront à l’horizon 2023-2024 avec des commerces, des activités de service et d’éducation, des espaces verts, etc. Pour Récipro-Cité, qui se donne ici pour ambition d’accompagner les liens sociaux au quotidien qui se créeront dans ce nouveau grand quartier, la question du montage opérationnel devient centrale. 

Au delà des normes constructive, acoustique et thermiques habituelles que l’on retrouve dans toute opération d’urbanisme d’éco-quartiers, trois grandes innovations majeures se conjuguent ici :

— une innovation d’ordre environnementale avec l’entreprise MUGO5 qui va développer des jardins partagés et des toitures productives et qui va entretenir l’ensemble des espaces verts, qui sont des communs physiques du quartier ;

— une innovation d’ordre énergétique, un autre type de commun qui regroupe la construction, l’exploitation, la maintenance et la distribution d’un réseau de chaleur, via une entreprise créée ad hoc pour ce projet ;

— une innovation d’ordre social, portée par Récipro-Cité, un commun relationnel qui concerne la naissance et l’accompagnement du quartier, via l’animation et la gestion d’un tiers lieu appelé la conciergerie.

Ces trois grandes innovations situées à une échelle et sur un territoire assez important, sont gérées telle une super copropriété de syndic de copropriétés : on parle ici de 2000 logements, 7000m2 de commerces, d’espaces verts, de parkings, d’une école, d’une résidence étudiante, d’une résidence séniors… Il s’agit donc d’un quartier immense constitué d’usagers et d’utilisateurs très différents. 

La « super-copropriété horizontale » semble une bonne formule, mais jusqu’où ? Par exemple, une copropriété simple, verticale, va choisir un ascensoriste. Ici, une copropriété horizontale qu’on appelle une ASL (association syndicale libre), est un organe de gestion plutôt macro. Mais cette ASL est une entité juridique encore très souple dans sa construction et sa gouvernance qui permet de gérer des communs en contractualisant avec ces trois entreprises.

Aujourd’hui, ce montage, très opérationnel et administratif par ailleurs, dialogue avec la question philosophique de gestion des communs. Ce sont concrètement des communs palpables (toitures productives et végétalisées pour des jardins partagés, espaces verts en RDC, canalisations d’eau chaude, etc.) mais aussi des communs pas forcément palpables (interactions sociales, services mutualisés, mise en communs de petits objets et des services mutualisés, etc.) qu’il s’agit de faire interagir.

La question que l’on se pose est de savoir si cette entité juridique qu’est l’ASL est, non pas la meilleure, mais une bonne manière de gérer les communs, car, pour toutes les parties, entreprises comme habitants, le fonctionnement très administratif autour d’un syndic d’ASL est très compliqué.

L’innovation des lieux de vie passe par l’ingénierie socio-territoriale
à bonne échelle.

Habiter ne consiste pas seulement à pratiquer ou s’approprier un lieu de vie mais aussi, et de plus en plus, à savoir se situer, en tant qu’acteur habitant, dans le maillage d’une organisation sociale. En plus de l’effet poupée russe de la multiplicité des acteurs, ce cas d’étude montre que le risque est de perdre l’adhésion ou l’ancrage des habitants faute de simplicité et de clarté, ou faute de compréhension de son lieu de vie. Comment simplifier, non pas la vie des habitants, mais la lecture de leur place dans cet agencement complexe ? On touche ici le cœur de la Chaire « plasticité des lieux de vie ».

Les nouvelles formes de mutualisation et la formalisation opérationnelle des communs requièrent des montages institutionnels qui se compliquent au fur et à mesure que le lieu de vie s’agrandit. Si aujourd’hui l’innovation passe par l’ingénierie socio-territoriale, elle oblige à passer par de la pédagogie. Faire passer au second plan la complexité du montage sans toutefois l’invisibiliser et replacer au premier plan le relationnel. Apprendre aux gens que ces « communs » c’est pour eux et avec eux ; que ce sont eux les premiers contributeurs et que c’est à eux de faire vivre ces lieux… cela repose la question de la participation citoyenne, des formes et des échelles de démocratie et des modalités et des échelles de gouvernance et de gestion des communs qui composent nos lieux de vie.

La bonne échelle n’est pas qu’une question de territoire physique mais aussi d’enjeux, de médiation et de capacité de participation. Ce serait l’échelle de l’inter-personnalité. D’un point de vue institutionnel et relationnel, sans préciser une taille ou un gabarit, la question de l’échelle de nos lieux de vie rencontre les questions d’animation, de gestion des projets et de médiation. Certaines personnes en situation de connaissance ou en situation de charisme ont la capacité à animer un réseau de médiation. D’autres, au contraire, en sont éloignées. Comment faciliter la participation de celles et ceux pour qui la participation est compliquée ou inatteignable ? Comment changer les usages et les pratiques avec les habitants ? L’échelle de la communauté de commune, envisagée par certains est-elle la bonne échelle ou est-elle déjà un maximum ? Quand on veut associer un groupe d’êtres humains sur l’usage et la participation d’un lieu de vie, on touche à une question qui est celle de l’inter-personnalité. À partir du moment où, d’une manière ou d’une autre, il n’est plus possible d’aller à la rencontre de l’autre ou de le connaître, on touche une limite. Il s’agit de la perte de la capacité à mettre en processus la rencontre et la négociation.

Ce point est d’autant plus prégnant que le contrat social, qui permet de déléguer une partie de son pouvoir et de sa liberté d’action à un autre, est fortement ébranlé dans nos sociétés où le corps social se morcelle et la démocratie s’effrite. Il ne faut pas oublier que les grandes théories fondatrices sur la démocratie ont été énoncées alors que la démographie des Cités-États à Athènes était bien loin de nos millions de populations urbaines d’aujourd’hui. Les citoyens d’alors se connaissaient tous et étaient en capacité de délibérations communes. 

Aujourd’hui c’est l’échelle d’un (éco)quartier associé aux nouvelles technologies et aux innovations sociales et organisationnelles qui permet la rencontre et le faire ensemble. Dans les territoires moins urbanisés, les échelles fluctuent et les concepts de « bassins » (communauté économique, culturelle) et de pays (communauté de paysage) sont remobilisés. C’est également une question de maillage entre des territoires plus ou moins urbanisés qui est à reposer aujourd’hui et des modalités de ces maillages qui composent les conditions relationnelles des faire communs à échelles diverses.