Le Cyber au service de la reconquête des vernaculaires
Rédacteurs
Sophie Rouay-Lambert, Urbaniste-Sociologue, Chercheure référente
Mars 2022
Que reste-t-il d’organique dans l’urbain ? Si l’idée de cité habite encore nos mondes urbains, à quelles échelles spatiales et temporelles peut-on renouer avec ce qui fait ville ? Comment (re)trouver les conditions humaines et renouer avec les échelles humaines de nos vernaculaires contemporains ?
La Cité se définit par son « échelle humaine »1. Comment l’estimer sans la réduire à une donnée chiffrée et calibrée a priori facile à administrer ? L’échelle humaine est relative aux notions de projection de soi : dans l’espace, dans le temps, dans la relation à l’autre, projection dans des avenirs possibles communs, etc. L’échelle humaine est relative aux notions de taille et de distance : elle transparaît dans le rapport entre la taille des hommes et celle des bâtis et des espaces qui l’environnent ; elle est ressentie dans le temps nécessaire aux courses utiles du quotidien et dans celui nécessaire pour se rendre au travail ou aux loisirs. L’échelle humaine est celle qui permet aux habitants d’être sûr de rencontrer une connaissance durant leur déplacement. L’échelle humaine de la cité est celle qui les incite en tant que citoyens à s’intéresser aux affaires publiques et qui leur donne les moyens d’une participation active. L’échelle humaine est également relative à la marche : « la marche c’est la vie, c’est aussi la pensée. Les grandes pensées viennent en marchant » (disait Nietzsche) 2.
Aussi, quelle est la nature de nos grandes pensées aujourd’hui alors que nous sommes devenus des êtres assis et que nous naviguons principalement dans les Larges Mondes de la Toile (WEB) ?
Le lieu de la marche est celui de la rue 3 ; la rue donne une direction et doit donner envie de marcher pour y faire quelque chose d’utile ou de futile. La rue, qui lie les espaces, les fonctions, les bâtis, les activités et les habitants, permet la vie dans et de la cité 4. La rue est de fait le liant organique de la ville et dans la ville qui permet à l’habitant, en tant qu’être organique biologique, de déambuler et de circuler. La rue permet à la ville d’être organique.
Une ville dite organique est un écosystème spécifiquement construit par l’homme et pour l’homme dans lequel évoluent une diversité de fonctions, d’usages et d’habitants et une infinité de combinaisons de relations, et ce dans un équilibre en perpétuel repositionnement. L’« échelle humaine » serait donc une quête d’équilibre entre taille, distance, temps, usages, perceptions et accessibilité (permise par la rue).
Or nous héritons aujourd’hui d’une société urbaine quasi planétaire favorisant un modèle de ville fonctionnaliste (urbs) lequel, en bannissant la rue a, en partie détruit ou du moins profondément transformé le civitas.
Quelles urbanités dans un monde devenu trop urbain ?
Pour Lewis Mumford, la cité a perdu de son organique originel à partir de l’introduction de véhicules à roues 2. Leur entrée dans la cité et leur usage ont modifié le rapport d’échelle spatiale et temporelle de l’habitant à son environnement de vie (sa chronotopie)5.
L’accélération de la vitesse de déplacement qui rapproche les distances entre les hommes et les choses a permis en même temps qu’elle a accompagné l’accroissement de la taille des villes. La conséquence est l’éloignement des habitants les uns des autres, et de leurs activités et de leurs fonctions. Cette nouvelle mobilité, dans la ville, a obligé l’adaptation de la voirie : l’élargissement des rues, la prédominance de la ligne droite et la séparation des espaces d’usage piétonnier (via le trottoir) des usages mécaniques (via la hiérarchie de voies), nécessitent une technicisation de plus en plus poussée de la manière faire ville (urbanisme technique, technocratique puis numérique).
La conséquence est l’éloignement des habitants (et des dirigeants) de leurs savoir-faire urbains.
Cette révolution a initié la déterritorialisation de l’homme vis-à-vis de son habité. La quête incessante de l’accélération (être ailleurs le plus vite possible) puis de l’ubiquité (être là et ailleurs en même temps) rendue possible grâce au numérique, a transformé notre rapport à la ville (urbs) et notre rapport à l’autre (civitas) :
— la spatialité et la matérialité de la ville sont devenues des contraintes physiques empêchant la fluidité de ma mobilité (au détriment de contribuer à l’expérience vécue de la matérialité : sentir, évoluer, éprouver son corps dans la cité).
— l’autre, que je croise, que je suis ou que je dépasse, est réduit à n’être qu’un obstacle ou un danger que, surtout, j’évite. L’autre (réduit à n’être qu’un obstacle à mon confort individuel et à ma liberté singulière de mouvement) perd son statut de concitoyen tout comme je perds ma civilité à son égard. La mobilité mécanique, puis motorisée, puis virtuelle a modifié notre urbanité.
La conséquence est une perte et/ou une démultiplication de nos savoir-êtres urbains.
L’échelle humaine a-t-elle encore un sens quand le monde
est à la portée d’un clic ?
La ville moderne transformée par la vitesse et les modalités de ses mobilités est devenue une ville passante (telle une bande passante) qui clive le Moi et démultiplie les identités sociales.
Déjà, Georg Simmel 6, en parlant du citadin dans la grande ville moderne au croisement du XIXe / XXe siècle, dessinait la figure d’un étranger dans son propre monde (n’en saisissant pas tous les codes et mécanismes subtiles et intimes…). Un siècle plus tard, François Ascher explique comment, dans la ville postmoderne de la fin XXe siècle (individualisme) puis hypermoderne 7 du début XIXe siècle (singularisme), l’individu est devenu finalement étranger à lui-même.
Nous sommes des êtres sociaux fuyant en avant dans une société turbulente, en pleine crise identitaire et existentielle. À force de déterritorialisation et de relocalisations dans de multiples appartenances dans des groupes réels et virtuels polymorphes, notre crainte ultime serait celle de la fin du mouvement (fin de la modernité/ fin de notre monde) ; crainte nourrie par la peur de sombrer dans le vide de l’immobilisme parce que nous avons perdu la valeur de l’ennui et le temps de l’attente.
Si je ne suis plus dans le mouvement, dans l’action et dans l’accélération (forme d’aliénation) ; si je ne suis plus ici et ailleurs en même temps (via les réseaux sociaux), quel humain suis-je devenu ?
Quand accélération puis ubiquité riment avec aliénation puis démultiplication de soi, « Où atterrir » questionne Bruno Latour 8 ? Comment renouer avec la spatialisation, les temporalités et la matérialité de nos existences ?
Comment retrouver ce qu’il y a d’organique en nous, entre nous et avec nos modes d’habiter si ce n’est par la reliance avec nos nouveaux vernaculaires ?
La « reliance », un concept organique autant qu’un objectif
pour nous renouer avec nos échelles de l’habiter urbain.
La reliance 9 est un concept sociologique convergeant avec les grandes idées de son époque, mais, tout comme elles, laissées plus ou moins volontairement dans les tiroirs de l’oubli. C’est un concept inventé / théorisé par Marcel Bolle-de Bal, au moment où sortait le rapport de Dennis Meadows (1972) et où étaient publiées les grandes critiques d’un urbanisme trop progressiste, et ses conséquences sur la déliaison sociale et donc politique.
La reliance possède une double signification :
— l’acte de relier ou de se relier ; la reliance agie, réalisée : on parle de l’acte de reliance.
— le résultat de cet acte; la reliance vécue : on parle d’état de reliance.
La reliance est la création de liens entre une personne et les différentes instances de sa personnalité , soit un système dont elle fait partie, soit un sous-système : la reliance est la création de liens entre une personne reliée et l’espèce humaine, entre des acteurs sociaux (individuels/collectifs), entre des éléments naturels, etc.
La reliance se situe au croisement des disciplines telles que la psychosociologie, la sociologie, la philosophie, l’économie, la physique, qu’elle relie entre elles. Concept également prospectif, il n’est donc pas étonnant qu’elle soit (re)mobilisée dans les champs de l’aménagement des espaces, de la sociologie politique ou encore de la géopolitique et des relations internationales.
C’est un concept en soit plastique qu’il est plus qu’urgent de (re)modeler pour renouer avec nos échelles tour à tour micro-médian-macro d’habiter le monde qui constituent nos nouveaux vernaculaires. Nous héritons en effet d’un modèle de société fonctionnaliste qui nous avait promis une société de bonheur pour tous ; sa transcription dans le monde réel s’est réalisée au détriment du bien-être de chacun et de la détérioration des milieux de vie. La diversité et la complexité de nos modes de vie qui, en réaction, en découlent, nécessitent urgemment un outil de « reliance » en vue de partager la multitude des expériences créatives et de nos aspirations et nécessités actuelles à mieux-vivre.
La période d’arrêt occasionné par la pandémie a ouvert une brèche et permis une pause dans les mouvements perpétuels de nos modes d’existences. Elle a amplifié un phénomène à peine émergent, celui du droit à l’immobilisme, au décrochage et à la déconnexion. Les situations climatiques et écologiques quant à elles nous obligent à réduire nos mouvements et nos mobilités sur-consommatrices d’énergie, autant qu’elles nous invitent à la relocalisation, à la proximité et à la sobriété et par conséquent à renouer.
Pour redevenir organique, la ville d’aujourd’hui nécessite un réapprentissage de nos habités et une réappropriation de notre biologie, reliée au monde physique et au vivant.
La ville « organique » d’aujourd’hui oblige à la « reliance ». Est-ce que le média propice à cette reliance ne serait autre que le Cyber? Ouvrant sur une possible néo-Cyber-cité ?
Peut-on envisager le Cyber comme un outil au service de la reliance d’un monde organique ?
Penser la cité organique aujourd’hui, ce n’est pas envisager un retour en arrière. C’est rendre possible le choix du mouvement (si envie/besoin) et/ou celui de la pause (si envie/besoin). Ce choix, seul le Cyber nous le permet. Mais pas un cyber aliénant. Un Cyber apprivoisé, dompté. Un Cyber redevenu outil 10 et donc co-fabriqué et maîtrisé, que chacun peut s’approprier et adapter à ses besoins et à ses aspirations.
Dans son récent premier âge, le Cyber a été utilisé de manière un peu infantile, poussant à l’extrême les possibilités de développement de l’informatique et de la robotique permettant la révolution numérique, mais sans pour autant améliorer le mieux-être et même contribuant à la déliaison sociale et au réchauffement climatique.
Dans son second âge, qui s’amorce ici, la prise de conscience des retombées matérielles de ses usages démesurés, et du non-sens de son “illimité”, donne la possibilité de ré-envisager le Cyber à partir de son sens premier : celui du gouvernail, de l’art de piloter et de gouverner (grec κυϐερνητική — transcrit kybernêtikê) .
Au-delà d’un nouveau sens, le Cyber pourrait ainsi acquérir une nouvelle valeur, celle propre à l’outil. Le Cyber, un outil à mon service.