Les paradoxes de l’hospitalité
Étymologie, histoires et histoire de gouvernance.
Rédacteurs
Sophie Rouay-Lambert, Urbaniste-Sociologue, Chercheure référente
Mars 2022
En mythologie, pour les anciens romains, savez-vous que Vénus, déesse de la tendresse & de l’amitié a pour surnom Hospita ? Et que Jupiter, considéré comme dieu protecteur de l’hospitalité, a lui pour surnom Hospes ?
L’hospitalité a une histoire étonnante et une polysémie paradoxale. Son origine latine, hostis est un terme qui va dériver en deux sens opposés :
1. Émile Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
— l’un, vers le registre de l’hôte, de l’accueil et de la bienveillance invitante.
— l’autre, vers le registre de l’hostilité et de toute une série de termes qui vont désigner l’ennemie et l’étranger, dès lors qu’il est situé hors des frontières d’un territoire donné1 (ce territoire peut être une nation / pays / ville / commune / établissement / domicile, etc.).
À partir Moyen-Âge, le sens de l’hospitalité va se diversifier :
— L’hospitalité s’institutionnalise à travers le rôle social et religieux des monastères et des abbayes qui accueillent et hébergent les pèlerins ;
— L’hospitalité prend le sens d’assistance, à travers le rôle social et sanitaire des Hôtel-Dieu et Maison-Dieu qui donneront lieu à un nouvel établissement urbain qu’est l’hôpital et ou l’hospice, selon la nature des soins prodigués et le type de population qui va en bénéficier ;
— enfin, l’hospitalité prend un nouveau sens marchand via l’activité d’accueil et d’hébergement des voyageurs et des commerçants. Elle revêt ainsi à nouveau un rôle social et économique à travers la création et le développement de l’hôtellerie.
Quant à l’accueil directement rattaché à l’idée d’hospitalité :
— l’accueil est un lieu où sont accueillies des personnes ;
— c’est une fonction dans le fait d’accueillir et, anciennement, d’héberger des personnes (d’où le fait que certaines associations désignent leur public cible les « accueillis ») ;
— et enfin l’accueil est une modalité de l’hospitalité. « Manière de recevoir », l’accueil peut prendre la forme d’une « cérémonie [de rituels] ou de prestation réservée à un nouvel arrivant, qui consiste généralement à lui souhaiter la bienvenue et à l’aider dans son intégration ou dans ses démarches ».
Aux origines, l’hospitalité comme transcendance est une véritable institution mais dans le sens d’une tradition.
L’hospitalité et ses termes dérivés ont même leur place dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert au XVIIIème siècle2.
« C’est la vertu d’une grande âme, qui tient à tout l’univers par les liens de l’humanité. Les auteurs des Lumières racontent comment « de tous les temps, les hommes ont eu dessein de voyager, de former des établissements, de connaître les pays et les mœurs des autres peuples ; mais comme les premiers voyageurs ne trouvaient point de lieu de retraite dans tous les endroits où ils arrivaient, ils étaient obligés de prier les habitants de les recevoir et s’ils s’en trouvaient d’assez charitables pour leur donner un domicile, les soulager dans leur fatigue et leur fournir les diverses choses dont ils avaient besoin. [… Les romains] établirent à l’imitation des Grecs des lieux exprès pour domicilier les étrangers ; ils nommèrent ces lieux hospitalia ou hospitia, parce qu’ils donnaient aux étrangers le nom de hospites. Les habitants des autres villes et colonies romaines […] recevaient les étrangers à l’exemple de la capitale. Ils leur tendaient la main pour les conduire dans l’endroit qui leur était destiné ; ils leur lavaient les pieds, ils les menaient aux bains publics, aux jeux, aux spectacles, aux fêtes. En un mot, on n’oubliait rien de ce qui pouvait plaire à l’hôte et adoucir sa lassitude. […] Les Germains, les Gaulois, les Celtibériens, les peuples Atlantiques, les Indiens et presque toutes les nations du monde, observèrent aussi régulièrement les droits de l’hospitalité ».
3. Le sens de l’hospitalité, Jacqueline Kelen, résumé par Virginie DUJOUR, Revue Acropolis.
Jusqu’à l’époque moderne, l’hospitalité transcende les peuples et les territoires. « L’accueil de l’autre est donc une tradition ancestrale, une vertu personnelle, un devoir moral et un droit inhérent à l’être humain »3. Aussi, peut-on aller jusqu’à penser que l’hospitalité est un fondement anthropologique ?
4. Il suffit de télécharger l’attestation d’accueil pour conforter toute velléité d’hospitalité : L-622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : Alinéa 1 –Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers. d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros.
5. Extraits de Joël SCHMIDT, « HOSPITALITÉ », Encyclopædia Universalis http://www.universalis-edu.com/ encyclopedie/hospitalite/
L’hospitalité a une telle importance que par exemple : « dans une région d’Italie, une loi condamnait à l’amende ceux qui auraient refusé de loger les étrangers qui arrivaient dans leur pays après le soleil couché […] et les lois des Celtes punissaient beaucoup plus rigoureusement le meurtre d’un étranger, que celui d’un citoyen ». Aujourd’hui est condamnable et amendable celui qui aide et accueille chez lui l’étranger, devenu le migrant4.
Quand l’hospitalité s’institutionnalise via le droit, elle devient un contrat social entre deux parties, parfois rivales.
« Dans le monde antique, lorsque l’individu est encore peu protégé par les lois, l’hospitalité est un devoir fondamental et sacré. Mais à Rome, la pratique de l’hospitalité va revêtir un caractère plus officiel et plus juridique. En accueillant son hôte, le Romain lui remet la moitié d’un objet, […] et garde l’autre moitié. Ainsi sont scellés par ce geste et par ce symbole un pacte et l’attachement de deux personnes. Sur ces objets sont gravés les noms des contractants »5. Dans la langue française actuelle, d’ailleurs, « le mot “hôte” désigne effectivement à la fois celui qui reçoit et celui qui est accueilli. Un même mot pour dire que les deux parties sont liées par un pacte, donne à réfléchir sur l’idée d’une réciprocité »3.
Mais de l’hospitalité à la rivalité, il n’y a qu’un pas. « Prévenant la chute de l’Empire, Rome installe les barbares sur les frontières via l’octroie de terres avec pour mission de défendre leurs concessions. […] Les deux propriétaires sont liés par des lois d’hospitalité, d’aide, de défense et de sauvegarde mutuelles. Mais ces liens d’hospitalité se distendent à mesure que s’accroissent les incertitudes politiques et, dans les faits, chaque terre sera partagée entre les deux anciens propriétaires et l’hospitalité fera place à la rivalité »5 .
Quand l’hospitalité fait place à l’hostilité.
6. Marie-Carmen Smyrnelis, extrait de cours, DU Solidarité, FASSE-ICP, 2021.
En fait, à mesure que l’hospitalité s’institutionnalise et entre dans les registres de la loi et du droit écrit, son évidence se perd et sa pratique traditionnelle recule. Aujourd’hui, chez les nations les plus avancées, l’hospitalité a complètement changé de caractère. Dans une société de tourisme de masse ou de luxe, on voyage à la mesure de nos moyens et on trouve dans presque toutes les villes ou villages, des hôtels où le voyageur trouve tout ce qu’il peut désirer pour se remettre de ses fatigues. Mais cette hospitalité n’est plus une vertu, c’est un commerce. Le seul cas où l’hospitalité puisse encore s’exercer comme une vertu, c’est peut-être au milieu des carnages produits par la guerre, lorsque de pauvres blessés viennent demander un asile, pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi6. Et encore, selon qui est désigné victime ou ennemi, les portes s’ouvrent ou se ferment. « Dans nos sociétés matérialistes qui refusent ou qui renient toute transcendance, au nom de qui ou de quoi j’accueillerais volontairement ou pas celui qui viendrait dans mon pays ou dans ma région ? La réponse est dans les droits de l’homme, mais ce n’est pas une transcendance… »3.
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Ce séminaire exploratoire, gouvernance & hospitalité, invite des acteurs publics et privés de la ville (civitas) et de l’urbain (urbs) à repenser leur manière de faire hospitalité, d’accueillir l’autre, et de faire lien (reliance). Il préfigure un axe de recherche d’orientation politique et sur la plasticité des acteurs et des institutions qui ont, ou qui se donnent, pour mission l’accueil (physique, formel, numérique, virtuel, etc.) de l’autre, quel qu’il soit.
Le séminaire invite donc les acteurs à se reposer la question de leur mission, de leur vocation et de leurs modalités de mise en cohérence et en application.
Gouvernance & hospitalité sont de fait liés : le « & » étant une forme de liaison indéfectible entre le moyen, la gouvernance & l’objet, l’hospitalité.
La question de fond qui nous réunit et nous motive est donc de savoir : quelle ville et quelle société voulons-nous habiter aujourd’hui et demain ?
Si le rôle de la ville est toujours la recherche du bien-être ensemble, de l’accueil, de la protection et de la rencontre de l’autre, comment et avec qui penser ses modalités, ses services, et ses espaces ?
Si aujourd’hui, être (bien) accueilli c’est se sentir si ne n’est attendu, du moins à sa place, quelle place est-on prêt aujourd’hui à accorder à cette incertitude que provoque la rencontre ?
En effet « L’hospitalité, c’est aussi l’expérience de la rencontre de l’autre […] qui met d’abord en jeu notre capacité d’accueillir la différence : si nous sommes les hôtes les uns des autres, ce ne doit pas être en vertu d’une réciprocité de calcul, mais de manière inconditionnelle. L’hospitalité, c’est l’exigence la plus profonde de l’altérité, si on considère que tout autre intervient dans nos vies comme un événement imprévu ou imprévisible. […]
L’hospitalité, c’est donc l’accueil dans sa propre vie de l’inattendu, de l’immaîtrisable et en général de tout ce qui met en question la souveraineté. Hannah Arendt ne pensait pas autrement, lorsqu’elle écrivait que le début de la liberté est le renoncement à la souveraineté.
L’hospitalité a une autre conséquence importante : l’attention portée à la vulnérabilité, les exigences de générosité, et l’acceptation de l’instabilité »7.