De l’utopie relationnelle à l’outil organisationnel
Rédacteurs
Sophie Rouay-Lambert, Urbaniste-Sociologue, Chercheure référente
Mars 2022
Les liens qui unissent cité, cybercité et organicité sont complexes et nous permettent de mettre en perspective la révolution opérée par la transition numérique : des promesses totalisantes faites par les tenants de la Smart City au début des années 2000 au virage pris actuellement, entre affrontement à la réalité, recrudescence de mouvements militants et citoyens, et conscientisation générale des enjeux éthiques et environnementaux du numérique.
Internet, brève histoire d’une utopie numérique.
Internet était à l’origine un projet du gouvernement américain appelé Arpanet, conçu pour le transfert immédiat et sécurisé d’informations. Quand le Web 1.0 prit son envol au début des années 1990 les premiers sites internet, comme Yahoo ! étaient des pages Web statiques reposant sur des hyperliens. L’apparition du Web 2.0 dans les années 2000 a révolutionné l’utilisation d’internet en nous permettant de lire et d’écrire de manière interactive, mais aussi et surtout les applications mobiles et web pouvaient désormais « se parler », et nous interagir avec elles.
Le solutionnisme de la “smart” city.
C’est dans le sillage de cette deuxième génération d’internet qu’est né le projet de la Smart City grâce aux nouvelles prouesses techniques permises par les technologies de l’information et de la communication. Ville connectée, ville automatisée, grâce à une multitude de capteurs, les tenants plus enthousiastes de la ville intelligente nous promettaient que la ville allait désormais s’organiser et se réguler seule. C’était cependant sans compter sur un grand nombre de défis techniques, d’interrogations éthiques, sans oublier une défiance toute humaine à l’égard d’une automatisation de nos rapports sociaux. En une courte vingtaine d’années, le projet s’est désormais transformé, interrogeant dans sa conception même ce que l’on doit considérer comme intelligent dans la ville. Dans une note consacré au sujet 1, Médicis distingue trois grandes étapes dans l’évolution de la Smart City (de 1.0 à 3.0)
La Smart City 1.0 : Cité du solutionnisme technologique
La Smart City 2.0 : où les nouvelles technologies se font outils et non finalités
En enfin la Smart City 3.0, celle des enjeux de développement humain, social et écologique ; où la Cité qui prend l’intelligence collective comme levier de développement :
“Les nouvelles technologies (y) sont au service de l’humain. Dans certains cas, les nouvelles technologies vont jusqu’à s’effacer pour laisser place aux échanges, à la participation et à l’implication citoyenne. Les habitants sont ainsi les investigateurs de leur territoire et de leurs projets.”
Vers une redéfinition de la gouvernance urbaine et ré-acceptation de la ville.
Car la transition numérique a aussi eu, et continue d’avoir, un fort impact en termes de politique, d’administration et de gouvernance. En témoigne un rapport du Cerema 2 sur la transition numérique et ses impacts identifiés sur les collectivités locales dans trois domaines clés : la gouvernance, les compétences de ces collectivités et leurs méthodes de travail :
“En premier lieu, les collectivités ne sont pas en mesure de fournir en régie l’ensemble des services publics recourant aux nouvelles technologies, du fait de l’accélération des progrès technologiques, de l’apparition de nouveaux métiers (data scientist, etc.) et de la baisse de leurs ressources financières.
De plus, la puissance publique a perdu le monopole des données concernant sa population, sous l’effet de la massification des données disponibles et de la diversification des sources de production de ces données, notamment du côté du secteur privé. Cela constitue une rupture historique.
Pour la puissance publique, l’enjeu est alors celui des compétences dont il est nécessaire de disposer en interne pour comprendre les choix technologiques et nouer des partenariats efficients, sans déposséder la puissance publique de la maîtrise de sa stratégie.”
On constate donc que ce sont une partie du rôle et des attributions mêmes de la puissance publique qui ont évolué en raison de la transition numérique, actant et accélérant ainsi un virage déjà bien amorcé dans la seconde moitié du XXème siècle, rapprochant progressivement l’État du rôle d’un régulateur.
Aujourd’hui, l’imbrication est forte entre les enjeux politiques et citoyens du numérique. C’est la raison d’être du travail, en France, de l’association Villes Internet par exemple, qui milite pour le développement et le renforcement d’un Internet citoyen 3. Travaillant en collaboration avec des élus, des agents territoriaux et des responsables associatifs pour lutter contre l’exclusion et la précarité numérique, tout en assurant le partage de “pratiques d’innovation sociale et de démocratie forte”, l’association vise à garantir le respect des dynamiques locales de production des biens publiques informationnels.
Face à une accélération technologique sans précédent, aux potentialités et aux promesses parfois difficiles à apprécier à leur juste valeur ou dans leur étendue exacte, se joue une bataille sans précédent dont l’enjeu est la protection non seulement de nos données, mais aussi de nos identités et de nos libertés.
(Ré)émergence d’un web nouveau qui intègre le progrès plus que l’innovation.
Nous sommes donc dans une deuxième étape majeure de la transition numérique, qui vient se superposer aux enjeux de la Transition, ou pour la première fois de son histoire sa complexité se met en phase avec la complexité du monde, et commence à opérer une distinction entre progrès et innovation – l’innovation est sectorielle, le progrès global et sociétal, pour paraphraser Étienne Klein.
Et c’est l’un des enjeux phares du “Web 3.0”, comme le résume Colin Evran, directeur en charge du protocole IPFS au sein de Protocol Labs 4 :
« Le développement du Web 3.0 ajoute (…) l’établissement de la confiance, car les libertés civiles seront intégrées dans sa structure sous-jacente », soutient-il.
Cependant, pour effectuer cette nouvelle révolution, la “seule” chose dont on a besoin, c’est de changer toute l’architecture du Web !
Cette transition est donc compliquée et complexe, et alors que certains l’annoncent longue, le temps presse car elle recouvre un enjeu crucial de démocratie, de transparence et de contrôle des données.
Aujourd’hui, nous sommes également face à une prise de conscience de l’impact écologique de ces technologies : la plateforme YouTube émet chaque année autant de CO2 que la ville de Francfort 5. Si la cybercité se met à l’échelle de la cité, ce n’est pas nécessairement pour les bonnes raisons et l’imbrication complexe de des sphères numériques et physiques implique que la capacité à transitionner de l’un est étroitement liée à la capacité à transitionner de l’autre.
Cette intrication est actuellement mise en lumière par la révolution technologique apportée par la blockchain, qui incarne à la fois le défi de la consommation énergétique, la tension entre centralisation et décentralisation, et les impératifs de réglementations et de contrôle : les autorités centrales ayant commencé récemment à siffler la fin de la récréation pour le grand rêve anarcho-libertaire.
Cependant, au travers du mouvement des DAOs – Distributed Autonomous Organization (organisations autonomes distribuées), on retrouve également une forte aspiration à faire ensemble, à décider ensemble, à construire ensemble 6, 7.
À ces DAOs, auxquelles on prête volontiers des inflexions néo-libérales ou anarcho-capitalistes, s’oppose aujourd’hui le projet des DisCO (distributed cooperatives, coopératives distribuées) 8, qui mettent en avant un projet plus explicitement anti-capitaliste, communautaire et égalitaire, et au sein desquelles les principes de contribution et de rétribution s’appuient sur les travaux d’économie féministe notemment : l’argent et la production n’y sont plus des valeurs uniques, le temps, la facilitation et le soin par exemple sont également pris en compte. Elles rejoignent ainsi beaucoup de préoccupations et d’explorations du mouvement “pair à pair” (P2P), des Communs, et du coopérativisme historique, on pourra citer entre autres tenants contemporains le “community wealth building” (centré sur les coopératives de production, d’habitat et bancaires) 9, 10, 11.
On peut également citer le rapport du Forum Économique Mondial et de UN Habitat (Blockchain for Urban Development) sur les apports de la technologie blockchain en terme d’urbanisme, de développement urbain, et particulièrement de coopération citoyenne et de développement pour certaines des populations les plus précarisées 12.
La question qui se pose aujourd’hui est donc la suivante : comment concilier les formidables possibilités mises à notre disposition par le numérique, sans devenir trop dépendant de ce qui ne doit rester qu’un outil, et son potentiel, réel, avec notre impératif d’un monde plus responsable, juste et conscient ?
Comment l’outil numérique peut-il contribuer à accélérer la transition, en synergie avec les acteurs de cette transition ? Responsabilité éthique, environnementale et sociale sont les enjeux clefs d’une ré-émergence de la promesse originelle du web, et du grand rêve utopique qu’elle portait. Il nous faut redonner du sens au numérique, ce qui passera par son ancrage dans notre réalité physique, sa rationalisation et aussi sa réglementation.