Les commons à l’origine des communs
Étymologie, histoires et histoire de Communs.
Rédacteurs
Sophie Rouay-Lambert, Urbaniste-Sociologue, Chercheure référente
Mars 2022
À travers les siècles, les origines et les usages, la notion de Commun a beaucoup évolué, au point d’en venir à désigner des réalités ou des concepts pratiquement opposés.
Le « bien commun » a un triple héritage : juridique (droit romain) avec la propriété privée, religieux (judéo-chrétien) avec sa valeur d’universel, et économique lié à sa valeur financière. Une des premières tâches à résoudre, face à la polysémie de « commun », est de différencier la valeur, de l’usage, du bien et de la chose. Pour cela il faut, a minima, mettre autour de la table : philosophes, sociologues, juristes et économistes.
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De par notre héritage latin, l’institution de la propriété privée individuelle est la base indissociable de toute réflexion et cadre de référence sur le commun. « Cette institution, dont le principe consiste à retirer les choses de l’usage commun, nie la coopération sans laquelle rien ne serait produit, ignore le trésor commun accumulé dans lequel toute richesse nouvelle vient trouver ses conditions de possibilité »1 . C’est bien là que l’idée du solidarisme prend toute sa dimension et nous éclaire à nouveau aujourd’hui. Développée par des penseurs progressistes à la fin du XIXe siècle face aux turpitudes et chaos de la société urbaine capitaliste et industrielle, la doctrine du solidarisme a jeté les bases idéologiques du lien de solidarité en sociologie (repris par Émile Durkheim dans sa théorie de la solidarité fondant ainsi l’école française de sociologie). Ces concepts ont débouché au XXème siècle sur l’idée de l’entraide inconditionnelle et en une déclinaison opérationnelle devenue une évidence aujourd’hui – quoique remise en question – la sécurité sociale ! Le solidarisme est bien une forme de garantisme universel susceptible d’éviter la détresse absolue et la grande pauvreté : « La justice entre les hommes est possible que s’ils deviennent des associés solidaires en neutralisant les risques auxquels ils sont confrontés ». D’un point de vue politique, la doctrine du solidarisme instaure une voie intermédiaire entre libéralisme et collectivisme jetant les bases du socialisme et d’un nouveau contrat social via le salariat. Dans la solidarité, c’est le risque social qui doit être mutualisé. Cet échange de services entre les hommes est ce que Léon Bourgois appelle le quasi-contrat d’association qui lie tous les hommes entre eux, quels qu’ils soient, et quels que soient leurs rangs dans la société. Approche on ne peut plus socialement inclusive !
“Commun” vient du latin munus, terme qui « appartient, dans les langues indoeuropéennes, au vaste registre anthropologique du don […] Il désigne inséparablement de que l’on doit accomplir activement […] et ce que l’on donne sous forme de présents et de récompenses. On retrouve dans les significations du terme la double face de la dette et du don, du devoir et de la reconnaissance propre au fait social fondamental de l’échange symbolique ». Pléthore de mots courants y sont associés tels que réciprocité (mutuum) relatif au don et contre don, largement depuis étudié par Marcel Mauss ; ré-munéré (remuneror) qui comporte un caractère collectif et politique ; municipalité (municipies) qui exprime la forme politique d’une ville (municipium) ; immunité (immunitas) qui renvoie à l’exonération de charge ou d’impôt voire, d’un point de vue moral, à la conduite égoïste de celui qui veut échapper à ses devoirs envers la communauté…
2. Sebastien Claeys « Reliance », Dictionnaire d’anthropologie prospective, 2022. et pour aller plus loin, voir surtout les travaux de Marcel Bolle de Bal (dir.) : «Reliances autour de la reliance » in Voyages au cœur des sciences humaines. De la reliance Tome 1 Reliance et théories, 2016.
3. réf. article et date
Tous les termes formés de cum et de munus, désignent ce qui est mis en commun mais aussi ceux qui ont des charges en commun2. Tout ceci « implique une certaine obligation de réciprocité liée à l’exercice de responsabilité publique » tel un « principe politique de co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité ». On parlera « d’agir commun pour désigner le fait que les hommes s’engagent ensemble… » et, par conséquent, qu’ « il n’y a d’obligation qu’entre ceux qui participent à une même activité ou une même tâche […] », qui exclut, de fait, ceux qui ne participent pas, rejoignant par là une des questions de départ sur le fait de savoir : Qui a droit au commun ? À qui appartiennent les communs ? Et à quelles conditions ? Le commun serait donc loin d’être inclusif !
La résurgence du commun, le retour aux modes coopératifs et autres “alter” sont donc bien le signe d’une révolution en train de se faire. Quant on remonte dans l’histoire moderne, on constate qu’à chaque période, la tyrannie – qu’elle soit politique, religieuse et/ou économique – a conduit à la misère sociale d’une part des hommes et des femmes et aux formes les plus exacerbées d’inégalités. En réaction, l’audace de certains pour repenser et reposer les bases d’un commun est toujours annonciateur d’un nouveau régime politique : la quête d’un bonheur commun dans l’Utopie au XVIème siècle ; devenu objectif de société inscrit dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen3 ; puis les diverses doctrines de la solidarité au XIXème siècle débouchant sur une courte accalmie dans la « glorieuse » deuxième moitié du XXème ; et aujourd’hui, au tournant du XXIème siècle, en réaction à la globalisation planétaire et face aux questions existentielles de la survie de l’humanité, des agressions faites à Gaia, et de la conquête spatiale comme pour fuir une terre au devenir inhabitable, se repose, à de nouvelles échelles, la question des communs.
Il n’est donc pas étonnant que la doctrine du solidarisme ressorte des archives poussiéreuses : elle a ceci d’actuel qu’elle justifie, comme une évidence, sur la question écologique, l’idée d’une dette sociale entre les générations. Il en est de même des théories de l’entraide et de la coopération dans la doctrine anarchiste : la relocalisation et l’échelle communautaire des entre-soi (choisis) répondent aux phénomènes de déterritorialisation du monde propre à la globalisation de la fin du millénaire. Sauf qu’aujourd’hui, après un siècle d’individualisation de nos modes de vie dans nos sociétés devenues ultra-libérales, il n’est pas sûr que ces nouvelles formes de coopération débouchent sur une dimension universaliste mais plutôt de nature « insulaire » : quelles formes de participation suggèrent ces (nouveaux) communautaires ? Sous couvert de participation démocratique, ne sont-elles pas de fait rendues possibles par l’élan fédérateur d’une autorité charismatique ? Survivent-elles au départ ou la disparition de leur leader ? Comment fonctionnent-elles les unes avec les autres ? Un rhizome- réseau de communautés ? Les projets et réalisations vécues et présentés ci-après rassurent et stimulent l’imaginaire des possibles autour du faire commun.
Évolution et politisation des communs
Les « Commons » font leur apparition dans l’Angleterre pré-industrielle d’avant le mouvement des enclosures. À l’époque, le royaume est divisé en immenses propriétés foncières d’un seul tenant appartenant à la couronne ou à l’aristocratie britannique, sur lesquelles vivent et travaillent un grand nombre d’ouvriers et de paysans. Les terres étaient divisées en trois catégories en fonction de leur qualité, « Common », « Stinted » et « Waste ». Seule la dernière catégorie, littéralement le déchet, ou le rebut, donne lieu à un droit d’usage, très limité, plus qu’à une véritable « non-propriété ». Les paysans vivant sur le domaine sont autorisés à se fournir en bois de chauffage et à aller glaner sur ces terres pour assurer leur subsistance, sans payer de taxe. On est donc assez loin, à l’origine, des « communs » comme « bien commun ».
La notion revient en force avec le fameux article de Garett Hardin sur La tragédie des communs (1968). Cette réflexion est assez marquée en terme éthique et politique. Hardin est un ultra libéral assumé, néo-malthusien, dont on peut ainsi résumer le propos : seule une inclusion des ressources naturelles dans un marché (et donc soumis à la loi du marché) permettra d’en gérer efficacement le stock et d’en empêcher la surexploitation. L’article fit grand bruit, encensé par certains patrons et vigoureusement combattu par d’autres. Mais il a permis l’ouverture d’une véritable réflexion sur les communs, particulièrement comme ressources naturelles.
L’une de ses plus farouches opposantes fut Elinor Ostrom, dont les travaux sur les Communs à partir des années 1970 lui valurent de recevoir le Prix Nobel d’économie. L’un des apports majeurs d’Ostrom réside dans la mise en lumière du fait que les Communs englobent bien plus que la ressource elle-même : par Communs, on entend aussi l’ensemble des normes et pratiques culturelles qui régissent la gouvernance, l’usage et l’appropriation de cette ressource, quelle qu’elle soit. Ces normes et régulations, qui échappent majoritairement à toute forme de réglementation officielle émanant d’une administration ou d’un pouvoir centralisé, permettent selon elle d’échapper à la tragédie des communs d’Hardin. À cet égard, Ostrom partage une certaine parenté intellectuelle avec Murray Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire et fondateur de l’écologie sociale : la question de l’échelle d’organisation des groupes humains est ici cruciale tant dans la gestion que dans la protection des ressources.
Une troisième vague de théorisation des Communs apparaît avec l’émergence d’Internet, et la conceptualisation des communs numériques. Celle-ci est intimement liée à la question de l’open-source, du logiciel libre, et plus largement à la question du droit d’auteur, de la propriété intellectuelle et des modalités de diffusion et d’appropriation des biens culturels. Depuis 15 ans, on (re)parle des communs urbains, dans le sillage de la réflexion lefebrevriste sur le droit à la ville. Aujourd’hui, on met les communs à toutes les sauces. Il y a eu une irruption massive du commun dans la question politique aux dernières élections. La question se pose donc : qu’est-ce qui peut, et qui doit (ou ne doit pas), faire commun ? À quelle fin, et sous quelle modalité ? On croise ici la question de l’implication des usagers dans la définition des règles d’usage, et donc de leur capacité à se l’approprier.
Une question centrale est celle de la règle, de l’usage, et de la tension que rencontre cette règle et cet usage avec l’intime et la question de la propriété. Doit-on en effet parler de « partagé » ou de « commun » ? On pourra à cette fin se référer à J.S. Mill (De la Liberté) et à ses considération sur les limites à la croissance et à l’usage. Face à la mondialisation puis la globalisation, on est confronté à un paradoxe : entre une nécessité de singularisation de plus en plus poussée et une indispensable interdépendance de plus en plus forte entre les États, les firmes, etc. se pose, sur fond d’anthropocène, la question politique de la gouvernementalité et de la responsabilité des communs : qui gère cette immense entité et complexité ? À cette question existentielle de survie de l’humanité, les États ne peuvent plus répondre seuls. On est forcément dans une réponse multipartite et collective. D’où la résurgence des « biens communs » : qu’est-ce qui appartient à tous ? On parle de ressources alimentaires dans les eaux internationales, ce n’est plus le fait d’hommes et de femmes pauvres mais de toute l’humanité. L’air respirable, l’eau, la santé, la question des biens communs mondiaux se pose en termes de ressources mais aussi en termes de connaissances (brevets, etc.), des communs culturels, des savoirs. Qui fabrique ? Comment ? À destination de qui…
Il y a un retour en vogue depuis quelques temps de l’aspiration au groupe et à la coopération. On peut y voir un fond anthropologique. Darwin avait mis en lumière dans son « Origine des espèces » le niveau de coopération minimum indispensable à la survie et à la croissance harmonieuse d’une espèce en tant que groupe d’individus, et dans la limite du supportable pour un système. Ces deux questions sont intimement liées et trouvent aujourd’hui une résonance particulière dans notre société mondialisée, où les liens se sont distendus et les systèmes écologiques qui soutiennent notre existence sont au bord de la rupture.